EXPÉRIENCES SPIRITUELLES

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Écrire un journal

1138 Mouvance
1138 Mouvance

J’ai reçu il y a dix jours l’écho du Journal 1990 de Simone Aymard, avec un sympathique mail qui m’encourage de nouveau à continuer à écrire et à corriger ce Journal. J’ai toutefois été interpelé par le dernier paragraphe de son écho, où elle constate de que je suis un éternel insatisfait et que, malgré mes études et pratiques spirituelles, je ne semble pas capable de trouver le bonheur. Depuis, je lui ai répondu à ce propos et ai écrit déjà plusieurs textes à ce sujet. Et ce n’est pas fini, il me semble que c’est un sujet inépuisable : dukkha*, qui me ramène au cœur du bouddhisme. Et je me demande depuis si je suis vraiment insatisfait et malheureux. Il me semble que non, même s’il est vrai que mon Journalraconte en détails mes insatisfactions, mes souffrances, mes frustrations, mes doutes, et mes états d’âme. Je m’en suis rendu compte en relisant la période 2001-2003.

Simone Aymard écrit : « C’est la définition même du Journal personnel de recueillir ainsi au jour le jour les états d’âme du diariste. » Cela me conduit à m’interroger sur la nature même, ou la définition, du journal. Pourquoi écrit-on un journal, et dans quelle mesure est-ce utile et approprié ? Il faut noter que certaines personnes se sentent poussées à écrire un journal, mais ce n’est pas le cas de la plupart des gens. Pourquoi ? Comme tout ce que nous faisons dans la vie, ce n’est pas un choix, mais une prédisposition, ou une tendance compulsive. Une configuration génétique peut-être, qu’on pourrait observer dans le Human Design*. Les personnes qui ont un fort circuit collectif abstrait, donc un attrait pour les expériences du passé, ou les portes 13 et 56 (que je possède toutes les deux) qui dénotent des talents de conteur et d’historien. Si certaines personnes, comme moi, passent beaucoup de temps sur leur histoire personnelle, d’autres passent leur vie à étudier et écrire des livres sur tous les aspects de l’histoire de l’humanité, ou de l’univers. Il serait intéressant de regarder si les grands diaristes ou historiens ont ces configurations.

L’histoire, personnelle ou collective, concerne tous les domaines de la pensée, de la culture et de l’activité humaines : politique, arts, religions, sciences, etc. Cela s’accompagne d’un attachement au passé, non seulement aux souvenirs individuels (l’autobiographie), mais aussi à toutes les traces matérielles qui contiennent des souvenirs du passé, tous les documents écrits (bibliothèques et archives), les objets et les œuvres d’art (musées), les vestiges archéologiques et les configurations géologiques, pour se limiter à l’histoire de notre planète. Sur le plan personnel, nous sommes attachés à notre histoire, au point de l’écrire pour qu’il en reste une trace matérielle, mais aussi à tous les objets qui nous entourent – et nous rappellent souvent des événements de notre passé –, et dont nous avons beaucoup de peine à nous séparer. C’est en tout cas vrai pour moi, si bien que même si le poids de mes possessions matérielles me pose de gros problèmes, je ne sais pas comment m’en libérer. Quant à l’attachement à notre histoire, et donc au passé, toutes les voies spirituelles nous disent pourtant qu’il est un gros obstacle à la libération (des souffrances du samsara*).

Si on regarde l’histoire, personnelle ou collective, puisque c’est ce dont il s’agit ici, on peut se demander dans quelle mesure elle correspond à la vérité (quelle vérité ?), et à la réalité (quelle réalité ?). Deux événements récents à ce sujet. René m’a parlé d’un gros livre qui raconte l’histoire de l’humanité vue par les Chinois, très différente semble-t-il de celle que nous considérons comme la vérité en Occident. Je discutais récemment avec Viriya des origines communes du shivaïsme du Cachemire et du bouddhisme tantrique (dzogchen*, mahamudra et chan), dont parle Daniel Odier, mais dont ne parlent jamais les bouddhistes, et je me rendais compte que dans l’histoire des religions, encore plus peut-être que dans l’histoire politique, les opinions diffèrent beaucoup, et des études très détaillées et convaincantes exposent des vues complètement opposées.

Qu’en est-il alors de notre propre histoire, de notre autobiographie ou de notre journal ? Sont-ils plus fiables, plus justes, plus objectifs ? Et quelle est la réalité qu’ils tentent de décrire ? On pourrait penser qu’une autobiographie écrite 20, 30 ou 50 ans après les événements relatés serait moins juste qu’un journal écrit au jour le jour, car, avec le temps, la mémoire a tendance à transformer les souvenirs, à en faire une sélection et à oublier certaines choses. Peut-être, mais ce n’est sans doute pas le plus grave. Le problème est que nos souvenirs sont basés d’abord sur nos perceptions, qui sont en grande partie subjectives, même si nous avons l’impression d’être objectifs et sincères, et surtout sur notre interprétation de nos perceptions, qui, elles, sont complètement subjectives, et viennent, si ce n’est remplacer, du moins se superposer à nos perceptions. Que reste-t-il alors de la réalité, et de quelle réalité ? Il faut noter aussi que nous avons plusieurs types de mémoires : la mémoire physique (la mémoire du corps, des cellules), la mémoire émotionnelle (la mémoire du cœur) et la mémoire mentale (les concepts et les croyances, et aussi l’imagination). Le mélange de ces trois types de mémoire forment ce que nous appelons notre vie, ou notre histoire. Aussi, quand Éric Baret* dit que nous imaginons notre vie, il n’est probablement pas loin de la vérité ! Mais l’imagination ne concerne pas seulement le mental. Le physique semble plus réel aux matérialistes, et l’émotionnel aux amoureux et aux dévots, mais le sont-ils vraiment ?

Dans ces conditions, est-il sage de continuer à écrire un journal, ou une autobiographie ? Et l’idée que c’est différent que d’écrire de la fiction, un roman, n’est-ce pas une autre illusion ?

Dans l’ennéagramme*, les types 8, 9 et 1 ont une prédominance physique, les types 2, 3 et 4 une prédominance émotionnelle et les types 5, 6 et 7 une prédominance mentale. Ce sont trois manières différentes de percevoir la réalité, donc trois perceptions, pas la réalité elle-même. Je suis un 7 et, comme le dit très justement Sandra Montri que je suis en train de relire, le 7 peut vivre avec tout autant, ou même plus, d’intensité dans ses constructions mentales que dans le monde physique. Cela me rappelle la période où j’écrivais Marlène ou le jeu de la vie (un roman avec de nombreux épisodes autobiographiques), et constatais que je ressentais de beaucoup plus fortes émotions en relisant des passages de pure fiction – j’en avais souvent les larmes aux yeux – que des épisodes pourtant intenses de ma vie. Elle explique aussi que le 7 peut raconter avec beaucoup de détails les insatisfactions ou les périodes douloureuses de son existence sans en être affecté. C’est peut-être bien ce qui se passe avec mon Journal : c’est devenu une histoire, que je trouve intéressante, mais dont je suis détaché émotionnellement. Et peut-être que le simple fait de l’écrire m’a permis de me libérer complètement des souffrances que j’avais vécues. C’est en cela que l’écriture d’un journal, ou des pages* de Julia Cameron, est une forme de thérapie. Et c’est peut-être pour cela que j’ai ce besoin pressant d’écrire, et qu’il ne faut pas que je le rejette, surtout pendant les périodes difficiles, car cela me fait du bien. Il semble que les personnes qui ont quelqu’un à qui elles peuvent raconter leurs mésaventures et leurs états d’âmes, et qui se sentent écoutées, ont moins le besoin d’écrire que celles qui vivent seules ou sont plus introverties. Il est bien connu que les personnes qui n’arrivent pas à exprimer de profondes souffrances se retrouvent souvent avec de sévères troubles psychologiques ou de graves maladies comme le cancer.

À un autre niveau, dans le dzogchen, on parle de l’auto-libération spontanée des namtoks (émotions et pensées discursives). À ce niveau de réalisation, il n’est sûrement plus nécessaire d’écrire un journal. Je n’en suis pas encore tout à fait là, c’est pourquoi j’écris toujours : c’est mon auto-libération ! Quant à la réalité de ce que raconte mon Journal : c’est une transcription de pensées discursives. C’est pourquoi il ne faut pas le prendre trop au sérieux !


Dukkha (pali) : insatisfaction, imperfection, souffrance. Une des trois caractéristiques de l’existence et de tous les phénomènes, selon le bouddhisme. Les deux autres sont anicca (l’imper­manence) et anatta (l’impersonnalité). Il y a trois sortes de dukkha : le dukkha de la souffrance : la souffrance est douloureuse par elle-même ; le dukkha du plaisir : le plaisir n’est pas complètement satisfaisant parce qu’il contient l’incertitude de son accomplissement et de son prolongement, la crainte de sa cessation et la nature douloureuse de la lassitude et de la satiété qu’il ne manquera pas de produire ; et le dukkha inhérent à tous les phénomènes conditionnés.

* Human Design : le Human Design est un système complexe de connaissance de soi qui fait appel d’une part aux dernières découvertes de la génétique et de la physique quantique et d’autre part aux anciens enseignements de l’astrologie, du Yi Jing, du système indien des chakras et de l’arbre de vie de la kabbale. Pour plus de détails : https://human-design-en-francais.simdif.com.

Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.

Dzogchen (tibétain) : littér. la grande perfection. Doctrine de l’école nyingma du bouddhisme tibétain, introduite au Tibet au huitième siècle par Padmasambhava. Ses adeptes considèrent le dzogchen comme un enseignement secret du Bouddha et comme le niveau suprême de tous les enseignements bouddhiques.

* Baret (Éric) (né en 1953) : disciple de Jean Klein, Éric Baret enseigne le shivaïsme tantrique du Cachemire. Il est devenu mon principal maître spirituel depuis notre rencontre en 2002.

* Ennéagramme : système d’étude de la personnalité humaine introduit en Occident par Gurdjieff au début du 20e siècle. Il décrit neuf types de caractère dont les liens sont représentés par les côtés d’un diagramme polygonal à neuf sommets appelé ennéagramme.

Pages : une des tâches de la voie de l’artiste (The Artist’s Way, de Julia Cameron) qui consiste à écrire trois pages par jour. À l’époque où je faisais cette pratique, mon Journal était devenu les Pages.

 

24 décembre 2015, Chiang Mai

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