Insatisfaction (dukkha)
À la fin de son écho sur mon Journal 1990, la lectrice de l’APA (l’Association pour l’autobiographie) constate que je suis un perpétuel insatisfait. C’est bien vrai, et c’est pourquoi je fus tout de suite attiré par les enseignements du Bouddha lorsque je les ai rencontrés, en particulier les Quatre Nobles Vérités* et dukkha*. Je suis un tempérament « aversion » et je perçois plus fortement les côtés désagréables de l’existence que les tempéraments « désir » qui en perçoivent d’abord les côtés agréables. Mais si le tempérament « aversion » est plus douloureux, il incite aussi à chercher une fin à la souffrance qu’il ressent en permanence, alors que le tempérament « désir » peut plus facilement se complaire dans une vie qui lui paraît plutôt agréable, sans chercher autre chose.
Dans ma jeunesse, j’ai cherché le bonheur dans les plaisirs des sens et les occupations mondaines : les voyages, la vie nocturne, l’alcool, le sexe, les études, la création artistique… Et quand, vers l’âge de quarante ans, j’ai dû constater que malgré ma vie mouvementée je n’y étais pas parvenu, j’ai découvert la spiritualité, et en particulier le bouddhisme. J’ai alors mis la même énergie infatigable à étudier, pratiquer, voyager pour faire des retraites et rencontrer des maîtres. Je suis donc devenu encore plus conscient de mon insatisfaction et de l’impossibilité de trouver une satisfaction durable dans le monde phénoménal, et j’ai réalisé que seul l’éveil pouvait mettre fin à la souffrance. Je me rendais compte aussi que la souffrance n’était pas un problème personnel, mais était le lot de tous les êtres qui vivent dans le samsara*, même ceux qui n’en sont pas très conscients et pensent encore qu’ils vont pouvoir y trouver le bonheur. Plusieurs expériences d’éveil, bien que limitées et de courte durée, m’ont montré que les enseignements du Bouddha disaient la vérité, et que je cherchais dans la bonne direction. Toutefois, la voie est longue – en tout cas pour moi – et je n’en suis pas encore au bout.
L’insatisfaction dans laquelle je vis aujourd’hui est beaucoup plus légère et subtile que celle dans laquelle je vivais il y a vingt ou trente ans, mais ce n’est pas encore la paix imperturbable du nirvana. Comme le nirvana n’est pas différent, ni séparé, du samsara, cette paix est présente pour moi en arrière-plan, de façon plus ou moins intense selon les moments, mais elle n’est pas encore au premier plan, comme elle est supposée être après l’éveil, lorsque les imperfections du samsara perdent leur virulence et deviennent des apparences illusoires et fugaces de la plénitude, dont la personne séparée et insatisfaite a disparu.
L’énergie de l’insatisfaction se transforme alors en amour et en compassion pour libérer tous les êtres qui n’ont pas encore réalisé la nature illusoire de dukkha.
* Quatre Nobles Vérités : ce sont les Vérités de la souffrance, de l’origine de la souffrance, de la cessation de la souffrance et de la voie conduisant à la cessation de la souffrance, ou Noble Voie Octuple. Les Quatre Nobles Vérités sont considérées comme la base de l’enseignement du Bouddha et sont reconnues comme telle par tous les bouddhistes.
* Dukkha (pali) : insatisfaction, imperfection, souffrance. Une des trois caractéristiques de l’existence et de tous les phénomènes, selon le bouddhisme. Les deux autres sont anicca (l’impermanence) et anatta (l’impersonnalité). Il y a trois sortes de dukkha : le dukkha de la souffrance : la souffrance est douloureuse par elle-même ; le dukkha du plaisir : le plaisir n’est pas complètement satisfaisant parce qu’il contient l’incertitude de son accomplissement et de son prolongement, la crainte de sa cessation et la nature douloureuse de la lassitude et de la satiété qu’il ne manquera pas de produire ; et le dukkha inhérent à tous les phénomènes conditionnés.
*Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
15 décembre 2015, Chiang Mai