Les états d’âme du diariste
Voici le dernier paragraphe de l’écho du Journal 1990 de Simone Aymard : « En refermant ce Journal 1990 consacré aux profondes avancées spirituelles de son auteur, on ne peut s’empêcher de relever que l’homme qui le rédige est un éternel insatisfait. Il y a toujours quelque chose qui le contrarie, en voyage comme en retraite ou sédentaire. S’il fait preuve d’enthousiasme pour une raison ou une autre, le voilà désabusé ou maussade à peine quelques jours (ou pages) plus tard. Il se lance des défis en permanence, se remet sans cesse en question, il est dans une perpétuelle recherche, c’est certain, mais perpétuelle insatisfaction également. C’est la définition même du journal personnel de recueillir ainsi au jour le jour les états d’âme du diariste. Mais pourquoi, après tant de recherche d’une certaine forme de sagesse, PW n’arrive t-il pas à être plus heureux ? »
Dans ce dernier paragraphe, je vois au moins trois points à contempler : « perpétuel insatisfait », « écrire un journal », « être heureux ».
Il y a deux manières d’être insatisfait.
La première, c’est que la réalité ne correspond pas à nos attentes ou nos préférences ; nous voudrions que les circonstances, les conditions, notre vie soient différentes de ce qu’elles sont, et nous sommes insatisfaits parce que nous nous sentons une victime de la vie, des autres, de l’environnement, du monde. C’est donc une souffrance perpétuelle, puisque la réalité est comme elle est, pas comme nous voudrions qu’elle soit, et que nous avons peu de pouvoir pour la modeler selon nos préférences. Les signes extérieurs de cette sorte d’insatisfaction sont : juger, critiquer, se plaindre, s’agiter et dépenser beaucoup d’énergie à établir des stratégies et accomplir des actions pour essayer de manipuler la réalité.
L’autre manière, sachant que l’insatisfaction et l’imperfection (dukkha*) est une caractéristique de tous les phénomènes conditionnés, est d’observer pour voir si c’est vrai. Quand on réalise qu’en effet rien dans le monde phénoménal (dans le samsara*) ne peut nous donner une satisfaction durable, on arrive à un état de désenchantement, puis de dispassion, qui sont les deux dernières étapes sur la voie spirituelle avant la réalisation du nirvana. Cette insatisfaction totale est donc positive, puisque c’est elle qui permet de lâcher prise, de cesser de s’agiter et de renoncer à essayer de trouver la satisfaction dans le samsara. Elle va produire un grand soulagement et un sentiment de paix profonde et de joie intérieure. Parce qu’on voit la réalité, la vérité, les choses telles qu’elles sont, au lieu de continuer à courir après un bonheur illusoire ; il ne s’agit plus là de jugements, de plaintes et de lamentations, ou d’espoirs utopiques, mais d’une vision objective de la réalité, qu’on perçoit avec équanimité, sans en être affecté. Il faut bien observer dans quelle insatisfaction on se situe, et quitter la première pour la seconde. Au début, ce n’est pas très clair et on mélange souvent les deux, car on a encore un espoir…
* Dukkha (pali) : insatisfaction, imperfection, souffrance. Une des trois caractéristiques de l’existence et de tous les phénomènes, selon le bouddhisme. Les deux autres sont anicca (l’impermanence) et anatta (l’impersonnalité). Il y a trois sortes de dukkha : le dukkha de la souffrance : la souffrance est douloureuse par elle-même ; le dukkha du plaisir : le plaisir n’est pas complètement satisfaisant parce qu’il contient l’incertitude de son accomplissement et de son prolongement, la crainte de sa cessation et la nature douloureuse de la lassitude et de la satiété qu’il ne manquera pas de produire ; et le dukkha inhérent à tous les phénomènes conditionnés.
* Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
21 novembre 2015, Chiang Mai